Page 33 - tmp
P. 33
Cette nuit-là, à l'hôtel de la Gare, elle fit un rêve en noir et blanc qui n’était pas sans lui
rappeler Le mécano de la Générale, un film burlesque de l’âge du muet. Les trois sœurs
Marquez étaient à la manœuvre à bord d’une locomotive. Au lieu d'alimenter frénétiquement
la chaudière en pelletées de charbon, comme Buster Keaton, le héros du long-métrage, elles
déposaient le cercueil de leur père sur des rails coulissants et le propulsaient en direction du
foyer. Elles ne ressemblaient en rien à ces cheminots en bleu de chauffe et au visage maculé
de suie. Vêtues de longues robes roses parsemées d'étoiles, elles évoquaient bien plutôt ces
divinités romaines qui président à la destinée des hommes. Olivia avait leur nom sur le bout
de la langue lorsque le réveil avait sonné.
---
En redescendant du train qui aurait dû l’emporter à tout jamais loin de Malestroit, Olivia se dit
qu’il était impossible de se laisser déposséder ainsi de sa propre histoire. Elle était comme un
passager clandestin, provisoirement recueilli à bord puis débarqué un peu plus tard en rase
campagne, sans la moindre raison apparente. Un pacte semblait unir les sœurs Marquez, un
pacte qui ne serait rompu que si Olivia rencontrait à nouveau les trois femmes. Séparément
cette fois. Elle choisit de commencer par Gladys. Celle-ci habitait au-dessus du salon de
coiffure où elle exerçait son métier. C’était d’ailleurs un mystère : comment une fille aussi
brillante au lycée avait-elle fini par épouser une carrière vouée aux soins capillaires ?
Bien qu’appréhendant l’accueil qui lui serait réservé, Olivia se présenta de bon matin chez
Gladys. La jeune femme resta longtemps bouche bée après que la porte se fut ouverte. Devant
elle, un fantôme surgi du passé. Jasper, son amoureux, le père de son futur enfant, celui avec
qui elle aurait dû passer le restant de sa vie. Le brancardier avait perdu l’essentiel de son
pouvoir de séduction. Malgré une calvitie précoce et un crâne parsemé de squames, Olivia
l’avait cependant reconnu au premier regard.
Les sœurs Marquez n’avaient pas eu de mots assez durs pour condamner ce lâche qui, en
apprenant qu’Olivia était enceinte, avait fui à l’autre bout du monde. Incapable de faire face
aux conséquences de ses actes, incapable d’assumer ses responsabilités de futur père,
incapable de la moindre excuse envers celle qu’il avait abandonnée. Olivia s’était fiée à leurs
dires. Sept ans plus tôt, elle aurait volontiers étranglé Jasper de ses propres mains. Mais
l’homme devant elle était si dérisoirement ordinaire et si précocement rassis que tous les
regrets et toute la rage qu’elle avait emmagasinés s’évanouirent d’un coup, comme par
enchantement. Peut-être avait-elle eu, tout compte fait, beaucoup de chance. Ce n'était pas
tant lui qui avait fui qu’elle qui l'avait échappé belle. Le temps avait guéri Olivia de ses
désillusions. Il l’avait aussi vengée en détruisant tout ce qui avait fait jadis le charme de
Jasper. Et ne subsistait plus en elle que l’écho lointain d’un amour avorté.
Olivia, à son propre étonnement, laissa Jasper lui prendre la main. Il s’était assis et la
regardait d’un air abattu et contrit.
−Je te dois... commença-t-il.
Olivia termina mentalement la phrase : des excuses ! des explications ! et comment !
−... ma part de vérité, reprit Jasper.
Olivia retira aussitôt sa main. Sa part de… vérité ? Voilà qui ne manquait pas de culot ! Jasper
poursuivit en expliquant qu’il n’avait jamais fui de l’autre côté de la planète, comme le bruit
Page 6 sur 11

