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Etonnée, Yo répondit par un sourire poli. « Pourquoi un temps de chien ? Les chiens
aiment-ils la pluie ? » Eludant la question, elle prit ses notes sur les passagers, sans
oublier le toutou dont elle lisait les interrogations dans le phylactère perçu d’elle seule
entre les oreilles dressées de l’animal. Il s’étonnait des vibrations et du bruit. Où allait-
il ? Quand mangera-t-il ? Où pourra-t-il pisser ? Rien à voir avec le temps « de chien ».
Clignant des yeux, sans gêne, le vieux au journal observa Yo, détailla son maquillage,
sa coiffure blonde à la Jeanne d’Arc, apprécia les formes galbées que sa combinaison
moulante laissait deviner puis il revint à son souci principal. Grâce à ses dons, Yo
l’apprit immédiatement. Dans la bulle brumeuse qui émanait du bonhomme, elle sut
qu’il était malade, qu’une question le torturait : « Encore combien d’années ? », et qu’il
avait une certaine sagesse : « Profitons du présent, tant qu’on est encore en vie… »
A son côté, la petite dame en tailleur pervenche, affaissée, se redressa et bâilla
discrètement ; d’un doigt osseux, elle retoucha sa mise en plis aux reflets mauves.
Avec difficulté, elle se leva pour attraper sa valise dans le porte-bagages. Bras trop
courts. Non, surtout ne pas déranger le mari ! Au même moment, un grand gaillard
blond en blouson de cuir passait dans le couloir. Elle l’appela à l’aide.
L’autre haussa les épaules : « Pas l’temps, la mémé ! » (Cela, son amie Léa ne l’aurait
pas supporté et le gars au blouson aurait été abreuvé de vigoureux épithètes critiques.)
La dame se rassit, déçue, plongée dans ses pensées : « Mon Léon n’aurait jamais fait
ça. Mais c’était autrefois, il y a cinquante, soixante ans. Les années passent si vite, on
les compte à la pelle. Qu’est-ce qu’on a fait en une pelletée ? Et en deux pelletées ? »
La vieille eut un regard vers son époux. « Combien d’années encore ? Et moi après ?»
Pour la valise, Yo aurait pu aider la dame, mais elle hésitait à parler aux gens. Elle se
méfiait de leurs réactions : son langage était parfois inadapté à l’époque traversée.
Cela expliquait peut-être pourquoi Line et Léa l’avaient soudainement boudée. Les
avait-elles froissées ? C’est ainsi qu’elle avait dû partir seule en train pour rencontrer
les responsables du Comité Miss France à Redon où devait la retrouver Luce. Mais il
y avait ce message inopiné qui changeait tout ; de plus, elle était loin de se douter de
la suite gênante des événements, car, pour son retour sur TluabiT, elle n’avait droit à
aucun supplément de bagages.
Son itinéraire à travers le temps et l’espace lui avait offert bien des joies et bien des
surprises. Yo poussa un soupir. Ce concours de beauté était pourtant une belle
expérience à narrer à l’auditoire tluabitien, d’autant qu’avec sa plastique, elle aurait eu
toutes les chances de se retrouver en bonne place à Redon et même à Paris.
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