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N° 4 L’amitié fantôme
Elle attendait sur le quai. Elle repensait aux derniers jours passés avec celles qu’elle avait
considérées comme ses amies. Un malaise persistait en elle. Ses pensées furent interrompues
par l’arrivée du train. La porte s’ouvrit, elle mit un pied sur la première marche, leva la tête et
s’arrêta brusquement. Là, devant elle, une locomotive aux traits humains caracolant sur les
bords fleuris de la Riviera, fonçant à toute vapeur vers l’obscurité d’un tunnel et décochant un
clin d’œil aguicheur à chaque voyageur qui montait à bord. La jeune femme se sentit défaillir
à la vue de cette ancienne affiche des chemins de fer, placardée sur une paroi du
compartiment. Olivia agrippa la poignée du wagon et descendit à reculons la marche qu’elle
venait de gravir. Cela faisait des années qu’elle n’avait plus été prise d’un de ces vertiges qui,
naguère, se transformaient régulièrement en syncope. Plus précisément, depuis la fin de son
adolescence. Sept ans qu’elle n’avait pas remis les pieds à Malestroit, cette petite ville de
l’arrière-pays morbihannais. Depuis les trois coups que lui avait portés un destin impitoyable
et funeste. Tout avait commencé par le décès de ses parents, dans un accident automobile.
Puis ce fut au tour de Jasper, son premier et unique amour, de disparaître, du jour au
lendemain, sans laisser d’adresse, à l’annonce de sa grossesse. Et pour finir, cet accouchement
dont le souvenir lui avait été fort heureusement dérobé. Elle s’était évanouie en plein travail et
lorsqu’à son réveil, elle avait demandé à voir son enfant, on lui avait répondu qu’il n’était plus,
qu’il n’avait jamais été.
Olivia était retenue à Malestroit par une force étrange. Eût-elle monté dans le train qui
s’éloignait, sa vie, elle, serait malgré tout restée à quai. Sa visite n’avait été qu’une succession
de contrariétés et lui laissait un goût amer. Il y avait quelque chose d’inachevé et d’irrésolu
qui l’empêchait de reprendre le cours normal de son existence. Trois jours plus tôt, Olivia
avait appris la mort du docteur Gabriel Marquez. Par la presse et tout à fait par hasard. Elle
avait tenté de joindre l’une des trois filles du défunt mais les numéros de téléphone en sa
possession n’étaient plus attribués. Comme il était inconcevable pour elle de ne pas être
présente aux obsèques du médecin anesthésiste, elle s’était empressée de réserver un billet de
train pour le lendemain. Le docteur Marquez avait compté parmi les plus proches collègues de
son père, chirurgien-chef à l’hôpital de Malestroit. C’est aussi lui qui avait pris soin d’elle
après l’accident qui avait coûté la vie à ses parents, de même qu’il s’était occupé de Moira, de
Gladys et de Margot après la mort de leur mère. Rien de plus naturel pour Olivia que de
rendre un dernier hommage à cet homme doux et discret qui, à plus d’un titre, inspirait le
respect de tous, et qui, depuis son veuvage, nourrissait une passion ardente et exclusive pour
le circuit de trains miniatures installé au beau milieu de son cabinet de consultation.
Malgré les circonstances douloureuses, Olivia se faisait une joie de revoir Moira, Gladys et
Margot. N’avaient-elles pas grandi ensemble ? N’avaient-elles pas passé des heures à se
pourchasser l’une l’autre dans les couloirs de l’hôpital, au grand dam de leurs pères respectifs ?
Le personnel de l’établissement n’avait-il pas fini par les surnommer les « quatre filles du
docteur Marquez » ? Il avait suffi de sept ans pour qu’elles se perdent de vue. Olivia était
prête à reconnaître sa part de responsabilité. Mais qui pouvait lui reprocher d’avoir pris
quelque distance vis-à-vis de celles qui avaient été les témoins impuissants de ses tragiques
déboires ?
Sitôt descendue du train, Olivia s’était, malgré l’heure tardive, rendue à l’hôpital de
Malestroit. Devant son empressement à faire part de ses condoléances à la famille en deuil, on
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