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fait, plutôt par instinct.



                   Jamais, au grand jamais, elle n'aurait oublié le visage de son aîné.

                   Cyprien.

                   Quand elle était partie en prison, il avait dix-huit ans.
                   Une violence inouïe, parachevée par l'irréfutable interdiction d'entrer en contact avec elle de

            la part de son père. Toutefois, il y avait dérogé, en secret. Surtout pour tenter de combler le chagrin
            de Thibault, le petit dernier.



                   Une histoire ridicule.




                   Cyprien invita sa mère à s'asseoir. Elle suffoquait de cette émotion. Peinait à formuler de
            quoi soulager, expulser son calvaire intérieur. Lui aussi avait envie de pleurer, mais il resta digne de

            lui-même. Bien que ses lèvres tremblaient, il lui proposa sa bouteille d'eau, un petit beurre, une
            pomme :

                   – Faut manger, maman. Tu dois reprendre des forces.
                   Réticente, la mère déboussolée dut réapprendre comment se fier à la loyauté familiale. À la

            vue de la collation royale disposée sur sa tablette, quelque chose la freina.

                   Au trou, à la cantine, elle s'était laissé tenter, tout comme ses amies, aux maigres platées de
            bouillie, de riz cuit sans eau, de purée sans lait.

                   Elle avait peur de bouleverser sa digestion sur le vif, de choir de maladie. En même temps,

            depuis sa sortie, la faim la tenaillait.
                   Cyprien la poussa dans ses retranchements :

                   – Je suis tellement heureux de te revoir, maman. Thibault va pas y croire.
                   Une fois de plus, les mots s'embourbèrent sous la langue de Victorine. Le paysage, défilant

            en un film continu sur l'écran du hublot, la déviait du regard presque suppliant de son fils. Des
            pâturages gonflés de vent, des éoliennes éparpillées de part en part sans tourner, le vrombissement

            du serpent ferrailleux longiligne à l'infini... sans omettre le bleu azuré constellé de filaments laiteux.

            De temps à autre, le soleil éclaboussait et se rétrécissait sur le profil de Cyprien, l'exposant à contre-
            jour.



                   Sans s'en rendre compte, elle tâtonnait dans le vide, jusqu'à saisir le petit beurre. Elle croqua

            dedans, puis tout à coup, son cœur s'emballa.
                   La dernière fois qu'elle avait mangé un mets sucré, c'était au parloir. Lors de la première et


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