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Elle n'obtint qu'un hochement de tête et, fronçant les sourcils, la laissa seule. Non,
décidément, Gisèle n'était pas d'humeur à parler. Elle se sentait étrangement absente, le
regard de plus en plus attiré vers l'endroit, là-bas, où les trains passaient. Puis 19h00
sonnèrent à l'église du quartier et elle sursauta. Un bruit se fit entendre, un roulement
familier, saccadé. Comme il se rapprochait, elle appuya sa canne sur le sol et d'une main
tremblante, se leva par étapes, écoutant toujours. Alors, un sifflement lointain retentit, aigu,
prolongé. Le corps maladroit accéléra le mouvement. Le regard de la vieille dame était
devenu fixe, l'esprit fermé aux bruits extérieurs et aux regards curieux. Elle s'engagea
dans la grande rue qui menait à la gare et plusieurs passants se retournèrent, se
demandant où allait cette silhouette au corps figé et aux mouvements saccadés, serrant
convulsivement son sac.
Elle atteignit le quai sans que personne n'eut interrompu sa longue marche. Elle ne
reconnaissait pas les lieux, ils avaient curieusement changé depuis son retour et pourtant,
elle se dirigea sans hésiter sur la voie la plus proche. Puis, reprenant son souffle, elle
tourna la tête et observa les alentours. Un étrange silence régnait et à part un ou deux
voyageurs qui la regardait avec un sourire qu'elle ne saurait définir, personne n'arpentait le
trottoir, balayé par une petite brise poussiéreuse et chaude.
Et là, devant elle, se dressait le fameux train qui l'avait si souvent intrigué. Il était bardé de
couleurs plus vives les unes que les autres et sa longueur était indéfinissable. Tandis
qu'elle s'approchait, la porte d'une voiture s'ouvrit. Gisèle se sentit comme aspirée, sans
plus aucune volonté.
L'image un peu floue de son appartement lui apparut, pièce par pièce, ainsi que le visage
souriant de son mari, de sa fille, de ses petits-enfants.
Puis, dans un dernier effort, elle grimpa sur le marche-pied et s'engouffra dans la voiture.
Elle respira tout de suite une odeur feutrée, comme du neuf, du jamais servi. Elle n'avait
que l'embarras du choix, tous les sièges étaient libres. Après quelques secondes de
réflexion, elle s'assit doucement, posa sa canne et son sac et attendit.
En même temps qu'un souffle chaud à l'intérieur de son corps, un bruit singulier se fit
entendre et le train s'ébranla lentement. Gisèle vit les rails qui bougèrent et le quai qui
s'éloigna. Alors, comme l'engin accélérait, la vieille dame ressentit un bien-être
indescriptible l'envahir, quelque chose qui l'irradiait jusqu'au plus profond de son âme. Elle
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