Page 224 - tmp
P. 224

Elle n'obtint qu'un  hochement de tête  et,  fronçant les sourcils, la laissa seule. Non,
            décidément, Gisèle n'était pas d'humeur à parler. Elle se sentait étrangement absente, le

            regard de plus en plus  attiré  vers  l'endroit, là-bas,  où les trains passaient. Puis 19h00
            sonnèrent  à l'église  du quartier et  elle sursauta. Un bruit se fit  entendre,  un roulement

            familier, saccadé. Comme il se rapprochait, elle appuya sa canne sur le sol et d'une main
            tremblante, se leva par étapes, écoutant toujours. Alors, un sifflement lointain retentit, aigu,

            prolongé. Le corps maladroit accéléra le mouvement. Le regard de la vieille dame était

            devenu  fixe, l'esprit fermé  aux  bruits  extérieurs et  aux regards curieux. Elle s'engagea
            dans la grande rue  qui  menait à la gare et plusieurs  passants se retournèrent, se

            demandant où allait cette silhouette au corps figé et aux mouvements saccadés, serrant
            convulsivement son sac.



            Elle atteignit le quai  sans que  personne  n'eut interrompu sa longue marche. Elle ne
            reconnaissait pas les lieux, ils avaient curieusement changé depuis son retour et pourtant,

            elle se dirigea sans  hésiter sur la voie la  plus proche. Puis, reprenant son souffle, elle
            tourna la tête et observa les alentours. Un étrange silence régnait et à part un ou deux

            voyageurs qui la regardait avec un sourire qu'elle ne saurait définir, personne n'arpentait le

            trottoir, balayé par une petite brise poussiéreuse et chaude.
            Et là, devant elle, se dressait le fameux train qui l'avait si souvent intrigué. Il était bardé de

            couleurs  plus vives les unes que les autres et sa longueur  était indéfinissable. Tandis
            qu'elle s'approchait, la porte d'une voiture s'ouvrit. Gisèle se sentit comme aspirée, sans

            plus aucune volonté.


            L'image un peu floue de son appartement lui apparut, pièce par pièce, ainsi que le visage

            souriant de son mari, de sa fille, de ses petits-enfants.
            Puis, dans un dernier effort, elle grimpa sur le marche-pied et s'engouffra dans la voiture.

            Elle respira tout de suite une odeur feutrée, comme du neuf, du jamais servi. Elle n'avait
            que l'embarras du choix, tous les sièges  étaient libres.  Après  quelques secondes  de

            réflexion, elle s'assit doucement, posa sa canne et son sac et attendit.
            En  même temps qu'un souffle chaud à l'intérieur de son  corps,  un bruit singulier se fit

            entendre et le train s'ébranla lentement. Gisèle vit les rails qui bougèrent et le quai qui

            s'éloigna. Alors, comme l'engin accélérait, la vieille dame ressentit  un bien-être
            indescriptible l'envahir, quelque chose qui l'irradiait jusqu'au plus profond de son âme. Elle





                                                            8
   219   220   221   222   223   224   225   226   227   228   229