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N° 39                       L’arroseur arrosé




               Elle avait eu maintes fois l’occasion d’être appelée pour des soins urgents au 323

               avenue du Manoir, 5   ieme  étage, porte gauche.
               Mais ce matin-là, fatiguée par une nuit d’insomnie, elle s’arrêta au 4  ième  étage et

               frappa porte gauche.

               A  peine s’était-elle aperçue  de son  erreur,  qu’une voix résonna  dans la pièce du
               fond : « Enfin ! je vous attendais ».

               La voix était belle et grave, le ton ferme et enjôleur. Elle poussa la porte entrebâillée
               et  pénétra dans  un  immense vestibule carré, réplique  parfaite  de celui de l’étage

               supérieur avec un plafond très haut, des tommettes grises au sol et une baie vitrée
               donnant sur la rue. Pourtant la décoration n’avait rien à voir avec celle kitschissime

               du 5  ième . Pas de papier peint à ramages  mais  des  tapisseries  abstraites  très

               sombres. Pas de lustre en cristal mais un lampadaire aux pampilles couleur goudron.
               Noir aussi le tapis circulaire au milieu du hall, noirs les doubles rideaux occultant la

               vue sur l’extérieur, noire la bibliothèque intégrée où les livres étaient retenus par des
               presses  en forme  de mains  blafardes.  Blanches comme  cet  Apollon  en plâtre  qui

               trônait au milieu du hall, totalement incongru avec dans sa main droite un pommeau
               de douche  et  négligemment  posée sur son épaule gauche  une  cape noire.  Pour

               parfaire le tout une perruque  blonde  coiffait la statue  au visage recouvert  d’une

               visière transparente.
               Intriguée  elle s’en approcha  et buta sur de très élégants mocassins  rayés en cuir

               souple.

               Aussitôt la voix l’interpella durement : « ne touchez à rien, chaque objet a sa place
               ici. » Puis reprit plus doucement : « je suis maniaque et mes collections sont ce que

               j’ai de plus en précieux, enfin après ma mère dont vous vous occupez si bien paraît -
               il »

               Jeanne s’approcha de ce qu’elle supposait être le salon.
               L’homme  la regardait  mi amusé,  mi songeur.  Un  visage  émacié,  des cheveux  mi-

               longs, le séducteur né. Elle était surtout hypnotisée par ses doigts fins et pâles posés

               sur la majestueuse  tête  africaine  en ébène  aussi  sombre  que son costume.
               L’imposante œuvre d’art cachait entièrement le corps du bel inconnu. Etrangement il







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