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mal était fait. Il lui avait envoyé les chèques sans un mot d'accompagnement.
                    Et elle, qui était-elle ? Elle aussi avait grossi. Elle ne s'était jamais mis en couple,

              n'avait  jamais eu d'enfants. Elle avait collectionné les amants  et s'était beaucoup
              interrogée sur son impossibilité à former un couple. Où était son problème ? Pourquoi

              tout le monde y arrivait et pas elle ? Elle avait beaucoup rêvé de fonder une famille

              pour être comme tout le monde. Pour répondre aux injonctions. Toutes ses tentatives
              avaient échouées. Avant que la guerre pour la répartition des tâches ménagères soit

              enclenchée, elle quittait. Comme tout le monde, elle avait besoin d'affection, mais elle
              s'était  fourvoyée. Elle n'avait trouvé que  malentendu, incompatibilité et solitude. Elle

              avait longtemps pensé qu'elle était en échec. Accepter de ne pas être conforme à la
              norme fut un rude combat, mais elle avait fini par comprendre (avec soulagement) que

              vivre en couple n'était pas une fin en soi. Elle se sentait libre. En effet quelle liberté de

              ne plus avoir besoin  de séduire ! Aujourd'hui, elle adorait sa solitude, mais était-elle
              vraiment seule ? Elle avait une  panoplie d'ami(e)s qui  pour la plupart ne se

              connaissaient pas. Une amie avec qui elle voyageait, elles avaient randonné ensemble

              en Roumanie, en Hongrie, en Pologne, en Lettonie. Des ami(e)s avec qui elle marchait
              les week-ends. Des ami(e)s avec qui elle allait au cinéma. Et puis, il y avait Jean-Marie

              qu'elle rejoignait régulièrement  dans les Alpes. Il habitait en  pleine  montagne et  elle
              adorait se retrouver en hiver confinée au milieu  de  nulle  part  dans  des  paysages

              enneigés, et en été, ses pas derrière ses pas, à arpenter les massifs rocailleux.
                    Yves ne l'attendait pas au pied de l'immeuble. Elle s'étonna d'être un peu déçue.

                    Après sa journée de travail, elle chercha son nom dans l'annuaire et contre toute

              attente, quelques jours plus tard, elle lui téléphona.  Ils se retrouvèrent à la terrasse
              d'un café.  Il était déjà  attablé quand  elle déboucha sur la place,  elle le vit

              immédiatement. Elle l'avait dans son champ de vision même si celui-ci était
              régulièrement brouillé par les nombreux passants.  Lui aussi, l'avait repérée, il la

              regardait venir vers lui. Montée d'adrénaline, battements du cœur, élancement  de
              douleur, elle cherchait sa respiration.

              Il lui prit les mains. Comme autrefois. Mais rien ne se passa. Pas de frisson électrique,

              pas de chaleur irradiante, rien. Elle ne ressentait rien. Tout était mort. Ce n'était pas lui
              qu'elle avait aimé.

                    – Suzanne ! Dit-il, puis :

                    – Je suis surpris que tu m'aies appelé.
                    – Moi aussi ! dit-elle en riant. Elle se  détendait. Elle pouvait respirer presque



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