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N° 56                Vendredi 13 ou Les limbes de l’écriture



                      Il pleuvait ce jour-là lorsqu’elle s’est levée. « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? »

               se dit-elle. « Vendredi 13 ? ! Zut ! » Elle n’aimait pas les vendredis 13 qui lui réservaient

               toujours des surprises.
                      Ozanne referme l’ordinateur portable, mécontente de son paragraphe, fait le tour du

               salon, jette un œil à la cuisine où le thé infuse,
                      -   bien pâlot tout ça ! Le thé blanc c’est bien mais,

                      saisit un pan de rideau. Le ronron du camion fait vibrer la vitre, le vent fin émulsionne
               la pluie sous les réverbères, les deux éboueurs accoudés à la poubelle jaune lisent debout ; le

               couvercle à la renverse se vide près de leurs bottes.

                      -   Bien pâlot tout ça, reprenons.
                      Eveillée depuis cinq bonnes minutes elle essayait de deviner l’heure, tendait l’œil et

               l’oreille, une voiture rapide laissait son sillage sur la chaussée, il pleuvait. Elle imaginait un
               à un tous les gestes à venir, la couverture rejetée, les pas dans l’escalier, la bouilloire dans la

               cuisine, la lunette de plastique à déplacer sur la page du calendrier, ah oui, vendredi 13 !
                      -   J’ai trop attendu, le thé est tiède, blanc et tiède. Laissait son sillage, l’euphonie est

                          bonne mais quelque chose ne va pas. Lissait son sillage serait mieux.

                      Ils sont toujours là, le plus grand, brun solide, dessiné, c’est le chauffeur descendu.
               Devant le museau patient du camion un essaim de pluie s’enroule sur lui-même, insiste un peu,

               s’envole. Les deux hommes relèvent les yeux de leur lecture et regardent la fenêtre et Ozanne

               qui manque de lâcher le bol en relâchant le rideau. Les gouttes de pluie sur le carreau font des
               petites loupes sur le visage de l’un soudain proche, la main de l’autre, l’embrun qui fume, la

               roue crantée du camion, le couvercle déhanché de la poubelle, le livre, la page, l’œil reflété
               d’Ozanne, la fuite vers l’intérieur.

                      Elle s’assied de nouveau à son clavier, se lève encore, prépare un second thé, revient,
               réveille d’une pichenette l’écran endormi, se penche sans lunettes pour lire les premières

               phrases, continue du bout des doigts, ou plutôt reprend au début :

                      Il pleuvait ce jour-là lorsqu’elle s’est levée. « Ah ! au fait quel jour sommes-nous ? »
               se dit-elle, comme chaque matin, et comme chaque matin elle se répondit avec la voix de

               Winnie l’Ourson :
                      - Nous sommes aujourd’hui

                      - tant mieux, c’est le jour que je préfère.



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