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En réalité elle avait mal dormi, des calculs compliqués lui encombraient la tête à
               cause de ce vendredi : combien y a-t-il de vendredi 13 dans une année ? Un seul le plus

               souvent, parfois deux, rarement trois. La veille elle avait appelé Martin qui savait toujours
               tout :

                      -   Il y a trois vendredi 13 dans une année bissextile quand le 1 de l’an est un
                                                                                         er
                          dimanche, trois vendredi 13 dans une année non bissextile quand …
                      -   Oh merci, Martin, c’est bon d’entendre ta voix, j’ai loué une maison bleue à

                          Morgat.
                      -   Ah oui c’est loin !

                      -   Mais ta voix est si proche ! Ici je robinsonne en perdant la notion des jours.

                      -   Et tu attends un compagnon sur ton île. Pourquoi ces questions de vendredi ?
                      -   Oh comme ça.

                      -   Tu es superstitieuse, c’est ça ?
                      Elle écrit vite, les idées naissent et s’éloignent l’une de l’autre à grande vitesse, elle a

               peur de les perdre. Le second thé est complètement froid, le camion est parti, quelqu’un a

               posé un livre détrempé sur le rebord de la fenêtre.
                      -   Mais non Martin tu le sais bien (elle disait ça juste pour le plaisir de prononcer

                          « Martin », et à ce nom son corps entier se réajustait).
                      Au vrai elle n’aimait pas les vendredi 13 qui lui réservaient toujours des surprises,

               mais des surprises trop petites. Elle imagine que l’année des trois vendredis 13 ce sera
               différent, son destin basculera enfin, sa vie rêvée rejoindra sa vie réelle.

                      -   Tu me connais Martin, il ne m’arrive jamais rien.

                      Mais Martin n’entend pas, la communication est coupée. Elle refait le numéro, ça
               sonne « occupé ». Il essaie de me rappeler. Les deux sont occupés à appeler l’autre. Attendre

               alors, mais lui aussi attend, nous voilà tous les deux dans le vide.
                      -   Oui, on a été coupés, tu disais ?

                      De nouveau la communication se rompt. C’est mort maintenant, on ne réchauffe pas

               une émotion, elle laisse tomber, Martin aussi.
                      Elle peine à ouvrir la fenêtre qui cède brutalement, se heurte le front, saisit la réponse

               de Mostaganeh, congédie la bourrasque d’un tour d’espagnolette. Le chauffeur au poil noir, si
               délié dans son vêtement de travail fluo, si beau en oblique quand il s’appuie, musculeux

               quand il descend du volant, elle l’appelle Mostaganeh, un Iranien croit-elle et Mostaganeh ça

               fait iranien. L’autre c’est un homme d’ici, la tête carrée, le cheveu ras, le corps agile. Les



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