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pouce pour le rassurer et je repositionne la laine sur mes lèvres desséchées. Mes pensées se
               télescopent, je suis sur un ring, uppercut, sonné, le compte à rebours a commencé.



               Can you feeeel the love toniiight, je n’entends plus que ça malgré la foule qui rugit pendant

               les dernières minutes du match. Elle est à nouveau près de moi dans le grand Ford cargo, la

               vitre entrouverte souffle sur ses cheveux de feu. Abby sentait toujours la fumée, oui la fumée
               et la tourbe.

               Elle me sourit, embrasse ma main comme si j’étais un Dieu. Et elle chante, faux, mais je n’ai
               pas peur avec elle, je suis un salopard d’égoïste. On a parlé des kamikazes qui attachent des

               ceintures d’explosif autour de la taille de leurs otages. Je n’ai pas fait mieux en lui demandant

               de venir à Londres avec moi. Tout ça parce que j’avais la trouille de crever seul avec cette
               bombe sous mon cul. Abby, je l’avais dans la peau. Dans ma vie de sniper, c’est à elle que je

               pensais en ajustant mon tir. Quand les hommes tombaient et que la bile remontait jusqu’à ma
               glotte, elle était ma consolation. J’étais un égaré depuis que j’avais goûté à sa fente, à sa

               liqueur, elle s’était abandonnée à mes explorations avec une telle fougue. Elle s’entortillait

               autour de moi comme une liane fraîche et puissante.
               J’adorais la symphonie fantastique de ses murmures et l’explosion bruyante de son plaisir.



               J’ai pulvérisé tout cela avec autant de force que le Semtex de Canary Wharf. Pendant que

               Clinton déroulait le tapis rouge à la paix avec les Irlandais, derrière des vitres blindées et
               d’immenses sapins de Noël, nous mettions au point notre plan d’attaque londonien.

               Des hommes sont morts, j’ai payé, pas suffisamment pour certains, et puis je me suis fondu

               dans l’immensité de l’anonymat, dans le marigot des secondes chances.
               C’est ce cratère immense qui navigue dans mes tripes depuis plus de vingt ans.

               Je n’avais pas plus de chances de revoir Abby aujourd’hui que de gagner à la loterie,
               probabilité zéro pointé, elle et son costume dérisoire. Pas plus de chance que de trouver un

               trèfle à quatre feuilles dans un pâturage de plusieurs hectares.
               Et je suis là, corseté par ce maudit job qui m’empêche de courir dans les gradins et de partir à

               sa recherche.

               Le sens du devoir sans doute.
               Je n’ai pas vu la fin du temps règlementaire, je vais laisser Abby repartir, c’est peut-être

               mieux.



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