Page 233 - tmp
P. 233
*****
Les veilles de matchs, le calme de la classe éco prend du plomb dans l'aile. La bière coule
déjà à flots quelques minutes après le décollage au grand désespoir du personnel naviguant.
Liam braille avec ses potes. Ils parient déjà sur le score. Leurs femmes sont là aussi, affublées
de perruques rousses bon marché et de costumes de farfadets. J'ai dit à mon frère que je me
déguiserai juste pour le match. T'es rabat joie, il a répondu, faut t'amuser Abby, ça changera
rien au passé.
Je n'ai jamais voulu boire pour oublier, même si je ne dis pas non à une pinte de temps à autre.
Finalement, j'aime me vautrer dans ce souvenir. C'est tout ce qui me reste.
Les rires et les sifflets remplissent l'avion, je suis hermétique aux règles du rugby, je viens par
solidarité pour la fratrie. Pendant les matchs, dans ma bulle, je me réjouis par capillarité. Leur
joie est contagieuse, leur énergie m'anéantit parfois. Ils chantent, s'étreignent, hurlent et je ne
comprends toujours rien.
J'ai promis que j'allais faire des efforts, que j'allais participer, lever les bras, chanter pendant
les hymnes. Dans deux heures, je serai dans une des plus belles villes du monde. Il paraît que
c'est romantique Paris. J'ai vu des photos, des films qui se passent là-bas. Je ne l'ai pas dit à
Liam, mais j'espère que demain j'aurais le temps de voir autre chose que le Stade. Je me fous
de la Tour Eiffel. J'aime les jardins au printemps. J'aimerais aller au Luxembourg avant de
reprendre l’avion. Je m'imagine là sur ces chaises froides un peu inclinées à suivre la ronde du
soleil, éblouie par les paillettes qu'il dépose sur les bassins. Je ferme déjà les yeux et j'entends
les cris stridents des enfants, le feulement des petits navires qui glissent sur l'eau et tardent à
revenir. Le bruissement des feuilles à peine écloses et le parfum de sève collante. Je me
gaverai de toutes ces merveilles et je les projetterai en rentrant sur la surface lisse de la mare.
C'est là que sera mon secret, en cinémascope.
J'ai renoncé à la joie quand j'ai perdu Sean. Il était mon socle, ma terre vibrante, le feu et la
lave. C'est moche la lave quand elle fige. Il ne reste que le goût de la cendre et un voile qui
ternit toute chose.
*****
J'en ai vu des matchs et des concerts, des foules innombrables. Des excités, des placides, des
illuminés. Malgré les fouilles à l'entrée, un pépin peut toujours arriver. J'ai pris du galon, j'ai
3