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               Les veilles de matchs, le calme de la classe éco prend du plomb dans l'aile. La bière coule

               déjà à flots quelques minutes après le décollage au grand désespoir du personnel naviguant.

               Liam braille avec ses potes. Ils parient déjà sur le score. Leurs femmes sont là aussi, affublées
               de perruques rousses bon marché et de costumes de farfadets. J'ai dit à mon frère que je me

               déguiserai juste pour le match. T'es rabat joie, il a répondu, faut t'amuser Abby, ça changera
               rien au passé.

               Je n'ai jamais voulu boire pour oublier, même si je ne dis pas non à une pinte de temps à autre.

               Finalement, j'aime me vautrer dans ce souvenir. C'est tout ce qui me reste.
               Les rires et les sifflets remplissent l'avion, je suis hermétique aux règles du rugby, je viens par

               solidarité pour la fratrie. Pendant les matchs, dans ma bulle, je me réjouis par capillarité. Leur
               joie est contagieuse, leur énergie m'anéantit parfois. Ils chantent, s'étreignent, hurlent et je ne

               comprends toujours rien.

               J'ai promis que j'allais faire des efforts, que j'allais participer, lever les bras, chanter pendant
               les hymnes. Dans deux heures, je serai dans une des plus belles villes du monde. Il paraît que

               c'est romantique Paris. J'ai vu des photos, des films qui se passent là-bas. Je ne l'ai pas dit à
               Liam, mais j'espère que demain j'aurais le temps de voir autre chose que le Stade. Je me fous

               de la Tour Eiffel. J'aime les jardins au printemps. J'aimerais aller au Luxembourg avant de
               reprendre l’avion. Je m'imagine là sur ces chaises froides un peu inclinées à suivre la ronde du

               soleil, éblouie par les paillettes qu'il dépose sur les bassins. Je ferme déjà les yeux et j'entends

               les cris stridents des enfants, le feulement des petits navires qui glissent sur l'eau et tardent à
               revenir. Le bruissement des feuilles à peine écloses et le parfum de sève collante. Je me

               gaverai de toutes ces merveilles et je les projetterai en rentrant sur la surface lisse de la mare.
               C'est là que sera mon secret, en cinémascope.

               J'ai renoncé à la joie quand j'ai perdu Sean. Il était mon socle, ma terre vibrante, le feu et la
               lave. C'est moche la lave quand elle fige. Il ne reste que le goût de la cendre et un voile qui

               ternit toute chose.

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               J'en ai vu des matchs et des concerts, des foules innombrables. Des excités, des placides, des

               illuminés. Malgré les fouilles à l'entrée, un pépin peut toujours arriver. J'ai pris du galon, j'ai




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