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Celui-là était à l'heure. Le 07h45. Elle l'entendait venir de loin, de très loin. Pourtant, la
vieille dame n'avait plus l'ouïe fine depuis longtemps, mais quand sa pendule indiquait
7h40, elle se sentait curieusement envahie par une étrange euphorie. C'était comme si
elle avait rendez-vous avec quelqu'un, une âme soeur venue de nulle part et partant on ne
sait où.
Le train passa très vite et les yeux usés le détaillèrent le temps d'un instant. Du haut de
son 3ème étage, elle avait une vue d'ensemble sur les wagons et restait la tête tournée,
jusqu'à ce qu'il disparaisse au loin, laissant des rails vides et encore tremblants.
Et voilà, elle avait le temps avant le prochain, qui passait à 11h46. En général, elle
commençait à l'entendre à l'heure où elle ouvrait son frigo pour préparer son repas. Elle
s'obstinait à vouloir tout faire et à continuer de tenir son petit appartement le plus propre
possible. La seule chose à laquelle elle avait consentie, c'est la venue, deux fois par
semaine d'une aide à domicile, qui complétait le plus gros du ménage et qui l'aidait à faire
ses courses.
Peu de trains circulaient là où elle habitait, car c'était une petite gare. Gisèle savait donc
depuis longtemps tous les horaires par coeur, semaine et week-end compris.
Elle faisait sourire sa fille, Véronique, qui lui rendait visite régulièrement. Celle-ci l’avait
vertement réprimandée quand elle avait appris qu’elle était rentrée seule de son séjour.
Mais elle n’avait obtenu que des réponses évasives et avait abandonné. Elle savait sa
mère têtue et espérait qu’elle se réconcilierait avec ses amies. En attendant, elle se
moquait d'elle gentiment quand l'heure arrivait, car la vieille dame commençait à se tortiller
sur sa chaise.
− Maman, ce n'est qu'un train, tu l'as déjà vu cent fois, mille fois !
− Oui, je sais, ma fille, mais j'aime bien, j'aime bien..
Et elle se levait lentement, se postait à sa fenêtre et restait là, le regard rivé sur la voie
ferrée, presque perdu. Puis, après le passage habituel du monstre d'acier, elle revenait
s'asseoir et reprenait la conversation là où elle en était restée. Véronique haussait les
épaules et ne disait rien. Que dire ? Elle aurait peut-être la même attitude, arrivée à son
âge.
Puis, à l'heure du thé, le 16h56 s'annonçait avec le cri aigu de la bouilloire. Là encore,
Gisèle se levait, en profitait pour appuyer sur le bouton et restait derrière la vitre.
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