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Avaler trois Alergex avec un fond de bouteille, un reste de mojito qui traîne sur la table
basse. On dirait de la Javel. On reprend Greg ? Je ne sais pas comment vit le Mulo
dans la vraie vie, mais son personnage disloqué se déplace avec deux canes, la
probabilité pour que la pauvre fille se trouve pile-poil devant son compartiment, devant
la porte, la probabilité est de zéro tout simplement. Dans l’état où elle est, elle n’a pas
gambadé sur le quai pour vérifier la formation des rames ni enregistrer que la voiture
4 est en face du repère W. N’importe quoi Mulo. C’est pas un TGV ? J’ai loupé ça. Va
pour le TER, pas besoin de réserver.
Elle mit un pied sur la première marche, pas possible Greg ! Avec deux béquilles,
essaie de grimper sur une marche sans plier les genoux, je te fais la démonstration,
on se retrouve dans le RER quand tu veux, avec des canes, on se casse la gueule
Greg !
Coup d’œil désespéré à la bibliothèque, ultime roue de secours en cas de pétage de
neurones. Sur sept étagères, un pan de mur complet, la plus belle collection Harlequin
du quartier. Pour le boulot évidemment. Toutes ces petites merveilles d’histoires
nourrissent l’imaginaire des grandes sentimentales (parmi elles, nièce, sœur et belle-
sœur), chose totalement inavouable, même sous la torture. C’est pourtant cette
littérature qui vient sauver les scripts, un filon en or que tous les scénaristes de la
planète exploitent sans la moindre honte. Un pillage en bandes organisées.
Regarde Greg, Vacances à Vancouver, au hasard, page 113 : devant le Sky Train,
Judith eut un moment d’hésitation. Une jambe dans le plâtre, quel ennui pour monter
dans le wagon. Elle n’eut pas le temps de réfléchir. Elle se sentit saisie, enveloppée
par deux bras puissants et bronzés, puis déposée en douceur sur la plateforme. Elle
entendit une voix grave et sensuelle lui chuchoter dans le cou, « je vous souhaite un
bon voyage mademoiselle ».
Et voilà Greg, envoyé c’est plié. J’ai surfilé une scène équivalente, avec un type plus
couleur locale, puisque dans le bouquin, Mulo nous envoie en Béarn. Un berger qui se
rend à Paris — pourquoi faire ? — je ne sais pas moi, le salon de l’agriculture peut-
être. Ce voyageur, un pâtre chevaleresque, 1m87, musclé, solaire, cheveux noués par
un catogan, enlace délicatement la copine cabossée et la hisse sur la première marche
du train. C’est émouvant ça, le mec sympa qui sait quoi faire avec une amochée, parce
que lui, derrière les blessures, les cicatrices, il a vu la beauté cachée — très cachée
— de la fille en malaise.
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