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qu’évidemment, elle s’en souvenait, qu’il était nécessairement inoubliable. Donc, quand je me
               suis installé au 4 ème , j’ai d’abord cherché ce que le destin avait fichtrement bien prévu pour

               moi. Vous me regardez bizarrement, oui c’est le destin, si l’on veut, qui fait que je suis là où
               je suis. Quand j’ai emménagé, je pensais que c’était pour cette vieille folle, que quelque que

               chose nous liait, voyez-vous.

                      Mais que racontait -il de ses petits yeux qui brillaient de plus en plus ? Et cette tenue
               grotesque ? N’avait-elle pas changé depuis le début de la conversation ? Ne lui avait-il pas

               ouvert dans une tenue décontractée, polo saumon et pantalon flou dans les tons beige ? Mais
               là c’était le haut qui semblait flottant, comme s’il avait porté une toge qu’il aurait coupée en

               deux. Elle se sentait s’enfoncer de plus en plus dans le canapé,  ce n’était même plus de
               l’enfoncement, c’était de l’absorption. Le thé jasmin avait refroidi, vite, très vite, plus vite que

               cela n’aurait dû. Pour la première fois, elle regarda plus attentivement autour d’elle. Beaucoup

               de tableaux, des couleurs étalées, sans forme, des cris et des larmes. De la souffrance aux
               murs. Et des statues – du désarticulé et de l’endormi. Elle en aurait presque entendu le violon

               grinçant des films d’angoisse.  Que faisait-elle encore ici, chez qui était-elle, elle ne

               connaissait même pas le nom de son interlocuteur. Mon nom n’a pas beaucoup d’importance,
               chère Eva. Il venait de lui parler. De lui parler sans parole, ou plutôt, sans voix. De lui parler

               dans sa tête, n’est-ce pas ? Oui ma p’tite dame, je sais faire ça aussi. Cette voix, c’était sa
               voix, sa même voix agaçante.  Elle ne paniquait pas facilement. Elle savait qu’elle devait

               prendre congé, maintenant, sans montrer de peur, sans se précipiter, prendre congé comme on
               s’en va une fois que le temps de l’invitation est écoulé, tout normalement. Un instant encore

               s’il vous plaît, je n’ai pas pu finir ma petite histoire. De toute façon, il était sur sa route, elle

               ne pourrait pas passer. Par la fenêtre, qui lui paraissait si lointaine, si irréelle, le passage de
               gauche à droite d’une volée de mouettes piailleuses. Elle ne broncha pas. J’étais en train de

               vous dire, qu’au début, je pensais que c’était pour la vieille que j’avais emménagé là, dans ce
               fichu appartement trop  bruyant.  Il ne pouvait donc s’empêcher d’être  grossier ?  Madame

               Joussicourt toute diminuée qu’elle était ne méritait pas ce sobriquet permanent. Mais comme
               rien ne se passait, j’ai commencé à douter, il faut dire que vous étiez toujours fourrée chez

               elle, à l’ausculter,  la pouponner, la revigorer, la ressusciter, bref, la faire vivre, encore et

               toujours. Non, ça ne collait pas, ma place n’était pas ici. Puis je me suis mis à vous observer,
               puisque vous sembliez être le problème. Vous et vos petites habitudes, l’habit ni trop serré ni

               trop ample, vos cheveux toujours vaguement  attachés, votre air faussement hâlé. Oui mais

               vous au cœur si tendre, si petit, si  batifoleur, oui vous. Je compris enfin que la vieille
               attendrait, c’était vous que j’allais devoir saisir.



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