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« Mais j’arrête là ! Comment vous portez-vous ce matin ? » rebondit-elle,
retrouvant ses réflexes d’infirmière face à ses patients.
« Ma petite, je vous remercie de votre sincérité qui me touche et je perçois
que vous souhaitez en rester là pour aujourd’hui, en matière de confidences. Sachez
que je vous comprends mais que toute blessure est pour moi à entendre, quelle
qu’elle soit, et à travers les temps. Si vous le voulez bien, à moi de me raconter en
retour… parce que je suis émue de vous entendre et que … vous êtes là pour ça
aussi, n’est-ce pas ? » Elise crût percevoir une note de malice dans ces derniers
mots, et dans ce qu’elle lût comme un éclair dans les yeux bleus d’Hanna, plus vifs,
en cet instant.
« Je me souviens, comme si j’y étais à nouveau, de mes jeunes années
d’insouciance, d’enfance. De mes dix ans. C’est fort, vivifiant. Quelle légèreté ! Et
puis, c’est arrivé, les jours de plomb… J’avais vingt ans et ma vie a basculé en deux
secondes, celles de deux coups assenés à la porte de notre appartement. »
Au son particulier de la voix d’Hanna, Elise observa mieux son visage et
distingua, dans le flou des rides, un nouveau pli amer autour de sa bouche aux
lèvres fines. Le regard de sa compagne se voila et s’assombrit progressivement,
comme lorsqu’un nuage sombre passe sur la mer auparavant claire. Le silence qui
suivit fût un moment suspendu, mais lourd de ce qui viendrait ensuite, sans doute.
Elise se dit que l’attente pouvait être légère car propice à l’imprévisible mais aussi
pesante de la certitude de l’inéluctable…
« J’avais presque fini la vaisselle, dans la petite cuisine de notre meublé, au-
dessus du commerce que tenait Papa, à quelques rues d’ici. Maman était sortie faire
quelques courses, ce matin-là. Un matin comme aujourd’hui, frais, lumineux, plein de
promesses. Deux hommes ont frappé violemment à la porte d’entrée et je leur ai
ouvert avec appréhension. Papa est vite arrivé derrière moi, entendant les éclats de
voix des molosses appartenant manifestement à la police de sûreté. Autrement dit,
des SS…Je n’en avais pas encore vu de si près, mais les longs échanges de Papa
avec ses amis, le soir, dans cette même cuisine, m’avaient appris ce qu’ils faisaient
et ce dont ils étaient capables. Quelques mots claquèrent encore à mes oreilles et je
fus expédiée, en pleine confusion, aux côtés de mon père, dans une voiture garée
tout près. J’étais… atterrée, paniquée. Papa tentait maladroitement de me rassurer,
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