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- « … Je me suis trompé d’étage… c’est une malheureuse coïncidence : ce n’est pas moi que
vous avez appelé… » tenta-t-elle encore de s’excuser.
- « Je n’ai pas dit que j’avais appelé. J’ai dit que je vous attendais ».
Il parlait d’une voix étonnamment calme. Il ne s’agissait pas là d’un reproche, le plus larvé qu’il
pût être, ni même de l’apport d’une rectification et encore moins de la recherche d’une
justification. La formule aurait pu être cinglante, se vouloir suffisante et ironique, mais le ton sur
lequel elle avait été proférée était celui de l’énonciation d’une évidence, et laissait deviner une
pointe d’étonnement navré qu’elle n’en fût pas une pour elle également. Il résultait de ce
contraste une impression d’affirmation péremptoire n’admettant aucune réplique ni contestation
possibles.
Elle répondit néanmoins :
- « Peut-être… toujours est-il que je suis attendue ailleurs. A l’étage supérieur, pour être précise.
Et c’est là que je vais aller… ».
- « J’ai bien peur que non ».
- « Je suis certaine que oui ! ».
Elle avait voulu afficher une fausse désinvolture en pimentant cette déclaration d’une pointe
d’espièglerie, afin de contrebalancer le ton sur lequel son interlocuteur avait exprimé cette
dernière remarque, fait d’un mélange de regret et de compassion à son endroit, comme s’il avait
eu la connaissance et la certitude d’une incontournable fatalité la concernant…ce qui
commençait à l’oppresser encore plus que s’il se fût agi d’une franche menace.
Cependant elle regretta immédiatement son attitude qu’elle jugea avoir trop accentuée, la
rendant ainsi trop révélatrice de son véritable état d’esprit.
Aussi, elle tenta de se ressaisir, et poursuivit sur un ton un degré plus neutre :
« Vous voyez : je vais remonter dans l’ascenseur, appuyer sur le bon bouton, parvenir au bon
étage, frappé à la bonne porte et… me retrouver chez la personne qui m’attend vraiment… ».
Elle s’interrompit brusquement, se mordant presque la lèvre et se demanda si elle avait eu raison
d’ajouter cela.
Mais l’homme ne broncha pas. Il demeura coi. Seul son regard changea imperceptiblement… Ce
regard, déjà difficile à décrypter à cause de son monocle qui lui relevait le sourcil - lui donnant
un air perpétuellement réprobateur et un peu supérieur - acheva de la déconcerter. Elle ne savait
si elle devait y lire un scepticisme amusé ou attristé, de l’étonnement, de l’incompréhension, ou
peut-être même de l’inquiétude, voire une crainte horrifiée… sinon un mélange de toutes ces
nuances.
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