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regard. N’y tenant plus elle se retourna et dévala jusqu’à lui qui n’avait pas encore
bougé, il eut à peine le temps d’ouvrir ses bras pour recevoir le désir de cette femme.
L’instant de l’amour mourut avec le désir. Le corps rassasié demandait à retourner à
la solitude. A part quelques mots d’usage, il n’essaya pas de la retenir et la regarda
se rhabiller et partir avec application à ne montrer ni gène, ni empressement, de
l’attention seulement. En abandonnant sa présence elle retrouva la froideur et le
blafard de la cage d’escalier et du dehors et mis quelques secondes à enclencher le
pilotage automatique : Fouiller sac, retrouver clefs, jeter sac, mallette et clefs dans
l’entrée, se déshabiller sur le chemin de la salle de bains, douche. Sous la cascade
d’eau elle retrouva ses sensations habituelles, lavée de ce moment égaré dans
l’existence des autres. Elle s’emmaillota dans un peignoir de bain trop grand,
ramassa ses cheveux mouillés dans la vieille serviette qui ne servait plus qu’à ça et
alla jusqu’à la cuisine avec l’intention d’apaiser sa faim. Encore une routine : ouvrir
porte de frigo, chercher sans voir ni trouver, refermer, congélateur, réserve à
conserve puis frigo à nouveau et cela jusqu’au déclic plutôt qu’au choix. Elle était
maintenant assise recroquevillée, elle mangeait distraitement, la pensée ailleurs. La
télé était allumée mais en sourdine. Y défilait sous un visage emprunté qui tenait un
micro, un bandeau de texte annonçant les catastrophes des anonymes et les faits
ordinaires de quelques-uns.
Quand le monde avait-il basculé dans le chaos ? Elle ne s’en souvenait plus. Enfant
tout lui paraissait normal et nécessaire y compris la mort lorsqu’elle la croisait, elle y
avait trouvé le goût des autres et sa vocation. Elle se contenta de l’école d’infirmière
pour éviter à ses parents trop de sacrifices financiers. Elle avait toujours travaillé
auprès des plus démunis. Elle avait assisté à la dégradation irrémédiable de son
univers. Des ghettos qui se crispaient de plus en plus sur leurs espaces avec leur
propre autorité et des réseaux qui les faisaient vivre. Religieuse, raciale ou sectaire,
ces autorités s’accordaient avec les mafias et les bandes. Ceux qui arrivaient à
travailler tenter de rejoindre les rares îlots de paix à l’intérieur de ces ghettos et
alimentaient le vivier de ces administrations locales. Ceux qui ne travaillaient plus
depuis longtemps ou n’avaient jamais travaillé survivaient hors la loi et parasitaient
leur propre ghetto. Les missions de la police d’état avaient été réduites à la
protection des gouvernants et de leurs lois devenues privilèges tant elles étaient
inadaptées aux habitants des quartiers pauvres. La loi avait déserté les ghettos livrés
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