Page 15 - affiche-plume-2020.indd
P. 15

regard. N’y tenant plus elle se retourna et dévala jusqu’à lui qui n’avait pas encore
               bougé, il eut à peine le temps d’ouvrir ses bras pour recevoir le désir de cette femme.


               L’instant de l’amour mourut avec le désir. Le corps rassasié demandait à retourner à

               la solitude. A part quelques mots d’usage, il n’essaya pas de la retenir et la regarda

               se rhabiller et partir avec application à ne  montrer ni gène, ni empressement,  de
               l’attention seulement.  En abandonnant sa présence  elle retrouva la froideur et le

               blafard de la cage d’escalier et du dehors et mis quelques secondes à enclencher le
               pilotage automatique : Fouiller sac, retrouver clefs, jeter sac, mallette et clefs dans

               l’entrée, se déshabiller sur le chemin de la salle de bains, douche. Sous la cascade
               d’eau  elle retrouva ses sensations  habituelles, lavée de ce  moment égaré dans

               l’existence des autres. Elle s’emmaillota  dans un peignoir de bain trop grand,

               ramassa ses cheveux mouillés dans la vieille serviette qui ne servait plus qu’à ça et
               alla jusqu’à la cuisine avec l’intention d’apaiser sa faim. Encore une routine : ouvrir

               porte de  frigo, chercher sans voir ni trouver, refermer, congélateur, réserve à

               conserve puis frigo à nouveau et cela jusqu’au déclic plutôt qu’au choix. Elle était
               maintenant assise recroquevillée, elle mangeait distraitement, la pensée ailleurs. La

               télé était allumée mais en sourdine. Y défilait sous un visage emprunté qui tenait un
               micro, un bandeau de texte annonçant les catastrophes des anonymes et les faits

               ordinaires de quelques-uns.
               Quand le monde avait-il basculé dans le chaos ? Elle ne s’en souvenait plus. Enfant

               tout lui paraissait normal et nécessaire y compris la mort lorsqu’elle la croisait, elle y

               avait trouvé le goût des autres et sa vocation. Elle se contenta de l’école d’infirmière
               pour  éviter à ses parents trop de sacrifices  financiers. Elle  avait toujours  travaillé

               auprès des  plus démunis. Elle  avait assisté à la  dégradation irrémédiable de son
               univers. Des ghettos qui se crispaient de plus en plus sur leurs espaces avec leur

               propre autorité et des réseaux qui les faisaient vivre. Religieuse, raciale ou sectaire,
               ces autorités  s’accordaient avec les mafias et les  bandes.  Ceux qui arrivaient à

               travailler tenter de rejoindre les rares  îlots  de paix à l’intérieur de ces ghettos et

               alimentaient  le vivier  de  ces administrations  locales. Ceux qui ne travaillaient plus
               depuis longtemps ou n’avaient jamais travaillé survivaient hors la loi et parasitaient

               leur propre ghetto. Les missions de la police d’état  avaient été réduites à la

               protection des gouvernants  et de leurs lois devenues  privilèges tant  elles étaient
               inadaptées aux habitants des quartiers pauvres. La loi avait déserté les ghettos livrés

                                                            5
   10   11   12   13   14   15   16   17   18   19   20