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Jusqu’à cet instant, elle était en route pour un soin de dépannage qu’elle avait
accepté de faire un jour de congé ; c’était dans l’immeuble à côté du sien. Elle avait
décidé de passer sa journée cloîtrer ensuite chez elle en attendant la fin et ce
dépannage, elle l’avait accepté à contre-cœur pour cacher son désarroi à ses
collègues. Elle le connaissait bien ce petit vieux simulateur et pervers de son
quartier. Et voilà qu’il se changeait en un prince charmant. Elle n’avait pas été bien
longue à l’oublier et à accepter cette invitation, comme elle n’avait pas non plus été
longue pour oublier son projet sinistre et céder à ce hasard qui avait les traits de la
beauté et le goût du plaisir, c’est ce qui avait surgi dans son corps au premier
contact.
Après une course incertaine à suivre ses pas empressés à travers les ruelles de la
ville, elle se retrouva masquée, gantée et emmaillotée dans une blouse informe en
intissé à distribuer des repas à des nécessiteux sans identité. Elle avait cédé aux
attraits de cet adolescent à la barbe évanescente, un coup de tête dont elle avait
espéré un moment de plaisir mais maintenant son désir était passé et elle servait
machinalement les galets de couleur dans les assiettes en carton qui défilaient. A
peine, par instant, osait-elle lever les yeux sur ce visage redevenu enfantin ; que lui
était-il arrivé ? la perspective du néant qui l’attendait, l’avait-elle poussée à
commettre cette erreur et s’arrêter au palier de ce voisin sur lequel elle avait
fantasmé quelques mois auparavant lorsqu’elle l’avait croisé dans l’escalier pour la
première fois. La fatigue et l’épuisement n’étaient-ils que les seuls responsables de
ce hasard qui lui avait redonné le goût de la vie, au moins un instant, un instant
suffisant pour l’écarter de son exil et de la réclusion. La distribution arrivait à son
terme. L’amoncellement d’emballages hétéroclites se réduisait peu à peu à la
pénurie sous le regard affolé de la file ininterrompue. Les visages des bénévoles, loin
de s’attrister de cette échéance où ils allaient devoir arrêter la distribution, semblaient
reprendre vie derrière le masque qui en cachait les traits et les réduisaient à
l’anonymat. La fin de cette épreuve ? La sensation d’avoir accompli un peu de bien ?
Pour Rachel le sentiment dominant était l’inutilité et l’insignifiance. Lorsqu’elle
soignait elle avait l’intime conviction d’éloigner la mort même si elle ne l’arrêtait pas,
là elle avait le sentiment d’entretenir la misère. Mais elle obtempéra sachant que
chacun pouvait trouver sa part d’humanité et de sens dans un acte quelconque. Ces
gestes absurdes qui comblent leurs acteurs et les rendent irréductibles à nos
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