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N° 48                                   Mathilde





                     Elle avait eu maintes fois l'occasion d'être appelée pour des soins urgents au 32, Avenue du
                  Manoir, 5ème étage, porte gauche. Mais ce matin là, fatiguée par une nuit d'insomnie, elle s'arrêta

                  au 4ème  étage,  et frappa porte  gauche. A peine s'était-elle aperçue de son erreur, qu'une voix
                  résonna dans la pièce du fond : « Enfin ! Je vous attendais ».



                     Elle avait l’habitude de pousser le vantail de la porte palière, que la vielle dame ne fermait

                  jamais, au risque de se faire détrousser,  comme le lui répétaient sans cesse ses enfants. Elle s’en
                  moquait, il n’y avait plus rien à prendre depuis bien longtemps dans son modeste appartement,

                  hors quelques souvenirs, de vieilles photos… L’infirmière lui rendait visite tous les matins, pour

                  une toilette de  « petit chat », puis les soins, quotidiens. Elle était bien  gentille cette Mathilde,
                  mais ce matin là la vielle dame allait attendre, attendre, Mathilde ne viendrait pas.

                     Mathilde avait passé une nuit d’enfer. Elle était de garde.

                     Quelques fois les heures passaient sans avoir besoin de quitter le cocon de son appartement,
                  avec son mari ronflant  à ses côtés, le matin il prétendrait que ce n’était pas vrai mais elle

                  l’entendait bien. Parfois elle devait même aller se réfugier sur le canapé, s’éloigner de la source

                  sonore comme elle disait. Et elle restait aux aguets, comme un animal. Dès que le bip résonnait,
                  elle partait. Elle avait accepté de faire partie de cette équipe d’urgence, dont la communauté de

                  communes avait tant besoin. Ici, il n’y avait plus rien, le Samu était bien trop loin, le médecin

                  avait quitté ses fonctions, à soixante quinze ans, pour mourir l’année d’après, d’épuisement, alors
                  il avait fallu inventer, construire, réquisitionner toutes les bonnes volontés et aller soigner celles

                  et ceux qui souffraient. Cette nuit là, une nuit de pleine lune forcément, le bip n’avait pas cessé de
                  résonner. A peine habillée, elle avait sauté dans sa voiture et foncé chez l’un, chez l’autre. Des

                  bobos il y en avait, elle aidait, soulageait mais ce qu’elle n’arrivait pas à combattre c’était les
                  angoisses. Et justement quand la lune est pleine, blanche et ronde, tel un phare des humeurs, les

                  fluides de nos marées humaines poussent à l’expression d’une très forte dépression. Généralisée.

                  Elle craignait ces instants, et son agenda s’était enrichi de celui du petit jardinier qui indiquait les
                  cycles lunaires.

                     Dans ce seul bâtiment, à cinq étages, elle y était venue quatre fois cette nuit. A chaque étage,

                  ou presque, une angoisse, une peur de mourir. Ici les gens étaient plutôt âgés, ils habitaient là
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