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cadeau de ses enfants, certainement, pour la fête des mères. Mathilde tente une conversation, puis
                  se réfugie dans un silence pesant. Elle ne voit rien. Elle pose ses compresses, son désinfectant sur

                  un coin d’une desserte. Elle sort la seringue, comme tous les matins, gestes automatiques, elle
                  devient robot, l’air de rien. Elle va piquer.

                     Elle décide que la dame ne sent pas mauvais, la toilette sera pour demain.

                     Gagner quelques secondes, ou minutes pour se reprendre. Parfois elle s’arrête sur un parking

                  au bord de la rivière, un endroit discret où elle peut même faire pipi sans que nul ne l’aperçoive.
                  Elle mange un sandwich, quand elle a eu le temps de s’en préparer un, sinon elle en aura acheté

                  un à la boulangerie. Elle boit son thermos de café. Un autre sera prêt chez une patiente vers dix

                  heures, puis un autre vers treize heures chez un gentil monsieur, son plus vieux client, elle le
                  connaît depuis toujours. Il ne vieillit pas, toujours le même, courtois, poli, parfois un brin taquin.

                  Un jour il lui a même déclaré sa flemme, avec romantisme. Elle a souri. Agnès ça ne lui aurait
                  pas plu, elles n’ont ni le même âge ni les mêmes expériences de vie. Alors ce vieux monsieur elle

                  l’embrasse, c’est le seul de sa patientèle avec qui elle a ce geste tendre.

                     La dame se tourne sur le côté. Mathilde enfonce l’aiguille avec détermination. La peau de la
                  vieille dame est douce et sent l’eau de Cologne, encore un cadeau pense Mathilde. Un petit

                  « oups »  et l’injection est faite. Mathilde se prépare, range tous ses produits dans sa sacoche,

                  osant un « ça va aller ? ».

                     La vielle dame ne répond pas. Mathilde s’en va. Arrivée au palier qui pue la pisse de chat, elle
                  est prise d’un doute, elle remonte. Ce coup-ci au dernier niveau, la vieille dame lui reproche son

                  retard, Mathilde ne comprend pas, elle vient de partir, elle se dit faudra que j’envoie un appel aux
                  enfants, je crains que la démence ne la  gagne.  Elle tente de refaire l’histoire de cette matinée

                  singulière. Elle la lave  tel un automate puis veut lui donner ses médicaments.  La dame lui
                  demande « ce n’est pas le jour de ma piqûre ? ». Mathilde, sereine, ne répond pas. Décidément

                  vaudra qu’elle avertisse les enfants…

                     En redescendant, 4eme étage, elle a l’impression d’un déjà vu. Elle se dirige vers cette autre
                  porte, à gauche. Elle longe le couloir, la chambre est toujours plongée dans le noir, elle ouvre le

                  volet, et là sur le lit, une dame, l’exacte réplique de  celle qu’elle vient de quitter, le visage

                  détendu, souriante. Elle la touche,  craignant le pire. Elle n’a pas de doute. Cette personne est
                  décédée, depuis quelques minutes seulement… Mathilde se saisit de son téléphone et appelle la

                  gendarmerie, qui passera dans la matinée, lui intimant l’ordre de rester sur place.

                     Non, mais ? Et mon boulot ? Alors Mathilde s’en va continuer sa tournée.
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