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Elle se figea soudainement se demandant encore qui pouvait bien être l’inconnu,
cette noire statue du Commandeur, immobile, menaçante dont elle n’arrivait pas à
saisir le moindre mouvement du visage ni la plus petite lueur du regard qui lui
auraient permis de comprendre cette confrontation hors du réel. Une histoire de
brioches pensa-t-elle en regardant autour d’elle.
Le bloc éphéméride à feuilles détachables posé sur le bureau indiquait la date du 23
mai 1943 alors que nous étions le 15 juin 1958. Les années de lycée étaient bien
loin.
- Votre visage trahit votre pensée qui navigue en ce moment entre incompréhension
crainte et désertion. L’anecdote des brioches n’est pas si anodine. Guillaume, votre
congénère et concurrent de la classe de propédeutique était d’une famille pauvre,
très pauvre, où les petits déjeuners n’étaient pas assurés chaque jour contrairement
à vous chez qui la prière rituelle « Donnez-nous notre pain quotidien » était dénuée
de sens. Guillaume avait faim en partant au lycée et la boulangerie qui se trouvait sur
son chemin était trop tentante pour ne pas imaginer un subterfuge qui en même
temps qu’il tromperait la boulangère calmerait les appels de son estomac. Il s’en
vanta auprès de quelques camarades dont vous faisiez partie.
Votre légèreté et votre insouciance ou peut-être un défi vis-à-vis d’un concurrent aux
prix d’excellence vous amenèrent à vous vanter sur un ton badin et anodin du petit
secret des brioches de Guillaume auprès de votre professeur principal. Guillaume fut
exclu du lycée. Il ne put évidemment intégrer un autre établissement et ne passa
jamais le baccalauréat dont il rêvait pour changer le cours du destin qui avait
condamné sa famille à la faim, au froid, à la honte et parfois à la mort prématurée
depuis autant de générations dont on se souvenait dans les veillées familiales.
- Je ne connaissais pas la vie de Guillaume et je regrette que pour quelques brioches
le lycée ait décidé de l’exclure.
- Vous regrettez ? Vous pensez sincèrement que les regrets éternels suffisent ?
- Dites-moi au moins comment vous connaissez cette stupide histoire et en vertu de
quoi vous semblez vouloir me faire la morale. Qui êtes-vous enfin ? cria-t-elle
- La chaleur et l’excès de luminosité baissent à cette heure. Vous voulez-bien ouvrir
les persiennes et laisser les fenêtres entrouvertes ? Un filet d’air nous fera le plus
grand bien.
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