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N° 26                       Une histoire à dormir debout



               Ella avait eu maintes fois l’occasion d’être appelé pour des soins urgents au 32, avenue du Manoir,

               5 ème  étage, porte gauche. Mais ce matin-là, fatiguée par une nuit d’insomnie, elle s’arrêta au 4 ème
               étage et frappa porte gauche. A peine s’était-elle aperçue de son erreur qu’une voix résonna de la

               pièce du fond : « Enfin. Je vous attendais. »
               Elle sursauta. Sous le poids de sa main, la porte s’était à peine entrouverte. Elle avait peu la mémoire

               des  visages, mais elle était sûre  de connaitre cette voix. Elle pensa au vieux du 5 ème   qui  une fois
               encore avait dû arracher sa sonde, celle qui le nourrissait sans délice depuis des semaines. Sa fille

               avait beau glisser des édredons et des coussins dans son dos et tenter par tous les moyens de le

               redresser, le corps de son père lui échappait. Il sombrait au fin fond de son lit jusqu’à ce que son
               regard n’ait plus comme unique paysage à contempler que le plafond blanc de sa chambre. L’autre
               jour, elle s’était même prise à penser que la fille du vieux ferait mieux d’appeler un artiste pour qu’il

               y peigne un champ de coquelicot si elle souhaitait tant le réanimer.

               - Après toutes ses années, j’imagine à soigner, n’êtes-vous pas écœurée par l’odeur des malades ?
               Le fil de ses pensées fut interrompu par cette voix qui résonna à nouveau derrière la porte du 4 ème .

               - Parait-il que l’on s’accommode de beaucoup, mais l’odeur de la mort, peut-elle vraiment devenir
               familière ? Je me suis toujours demandé si par la force des choses celle-ci finissait par être identique

               à elle-même. Au même titre que les effluences mystiques à l’intérieur des églises. Existe-t-il d’ailleurs
               un parfum que vous maudissez plus que celui des cadavres ?

               Un silence semblait roder  entre chaque phrase. Elle n’avait  pas osé bouger de la cage d’escalier.
               Médusée.

               - Ah oui, mais que suis-je bête ! Je me rappelle maintenant vous avoir entendu dire combien l’odeur
               du bonheur vous ennuyait. C’est un parfum de synthèse pour les âmes en sucre glace que vous vous

               plaisiez à dire. Je vous ai d’ailleurs fait grâce à l’époque de vous offrir des choux à la crème pour vous
               remercier. Cela doit vous paraitre bien loin aujourd’hui.

               Le silence entre chaque phrase n’était plus seul. Il venait de se charger de fantômes. Elle qui n’aimait
               guère les surprises et encore moins les vieux démons sentit son corps frémir. Le timbre de la voix lui

               rappelait un tube de sa jeunesse, une nostalgie d’outre-tombe. D’ailleurs, si le vieillard du 5 ème  s’était
               soudainement  mis  à se redresser  et à pousser la  chansonnette, elle n’en  aurait  pas  été  plus

               abasourdie.
               - Vous m’avez souvent répété comme vous auriez aimé pouvoir faire parler les morts. Lorsque je

               vous en demandais la raison, vous répondiez à votre manière par un simple haussement d’épaule.


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