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Une fois seulement à la volée, vous m’avez confié avec un sourire au coin des lèvres que vous rêviez
de savoir si leurs lots de rédemption avaient finalement bien été entendus au royaume des dieux. Ce
sourire vous allait si bien.
Quelques étages plus bas, une porte claqua. Des bruits de pas dévalèrent l’escalier.
- Pour ma part, j’ai toujours trouvé que faire parler les vivants n’était déjà pas une mince affaire.
Alors les morts.
Le silence s’étira au-delà de la raison. Les bruits de pas s’évanouirent dans le vacarme du dehors.
- J’espère en tout cas que vous n’avez pas perdu l’usage de vos perfides plaisanteries. Ne restez pas
planté là et faites-moi donc le plaisir de rentrer pour que je puisse à nouveau savourer la joie de
notre première rencontre. Enfin, s’il m’est permis de parler ainsi.
Elle hésita. Le fleuve des années avait dû couler depuis. Elle passa une main dans ses cheveux. Elle
appréhendait de se découvrir dans le miroir de l’autre après toutes ses saisons passées. Elle n’était
plus la même aujourd’hui. Son sourire s’était émoussé. Ses yeux avaient perdu leurs éclats. C’était
indéniable, ils étaient devenus plus sombres et plus profonds. Ils avaient pris la couleur de ce rêve
dans lequel elle emprunte un chemin escarpé et où elle tente de rejoindre un embarcadère. Au fur et
à mesure qu’elle avance, elle est gagnée par la sensation d’être empêchée. Les gens, derrière elle, la
pressent d’avancer, de toujours avancer, et la possibilité de pouvoir faire demi-tour s’amenuise à
chaque fois que ses pieds foulent le sol. Et si ce sentier n’était finalement pas le bon ? Et si elle s’était
trompée de voyage ? Quand avait-elle su renoncer pour la dernière fois ? Si sa vie devenait
irréconciliable, serait-elle d’ailleurs capable de faire marche arrière et de mettre en ruine tout ce
qu’elle tentait de construire depuis si longtemps ? Depuis tant d’années, elle avait la sensation de
courir le jour pour persuader de tristes inconnus de vivre malgré tout. Elle courait le soir et le
weekend après ses enfants et les taches qui s’amoncelaient. Elle courait la nuit vers un visage qui
n’était plus le sien. Elle courait en espérant sourdement que la ligne d’arrivée ne serait plus très loin.
Mais malgré sa course effrénée, le rivage où elle pourrait enfin venir s’assoir semblait s’éloigner. Elle
était épuisée. Epuisée même de se remettre en route et de monter les 16 marches qui la séparaient
du 5 ème étage. Alors, elle poussa un peu plus la porte et quand elle vit, elle sut la dernière fois qu’elle
avait renoncé. En silence, elle referma la porte derrière elle. Elle aurait voulu parler mais les mots
s’évanouissaient avant même de prendre corps. Chaque objet était là à sa place, comme elle avait pu
l’imaginer il y a presque 20 ans de cela. Le métronome sur le piano, les tableaux accrochés au mur,
les roses séchées sur le rebord de la fenêtre, les 2 livres à la couverture surannée, posés entre 2
mains sculptées, une peinture de bord de mer inachevée. Elle se souvenait maintenant de cette
jeune femme qu’elle avait d’abord aidé à vivre. Ses cheveux avaient la couleur de la nuit et son
sourire ne demandait qu’à s’épanouir. Quand elles s’étaient vues la toute première fois à l’hôpital,
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