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Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
Verlaine
- Si vous saviez ce que ces mots évoquent pour moi…
C’est ainsi que la jeune femme devint lectrice à temps perdu, c’est du moins ainsi qu’Albert se mit à
l’appeler affectueusement « ma lectrice à temps perdu ! »
Les jours passaient, Sylvie montrait un goût certain pour ces rendez-vous poétiques. Elle aimait
entendre sa propre voix scander les vers. Ce qu’elle lisait lui plaisait, et de plus en plus souvent, elle
se disait qu’Albert aussi lui plaisait, et se prenait à rêver qu’il en était de même pour lui.
Elle s’était rapidement rendu compte que l’homme avait une préférence marquée pour les poèmes
qui exaltaient les sens, celui de la vue semblant tenir une place privilégiée. Jusqu’alors elle n’avait
jamais osé s’enquérir de la raison pour laquelle il en était privé. Un soir qu’elle s’éternisait à ses
côtés, plongée dans la lecture d’un poème de Baudelaire, « La vie antérieure » :
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
elle s’interrompit et se risqua à demander :
- Qu’est-ce-que vous faisiez avant, Albert ?
- J’étais peintre… En disant ces mots, sa bouche tomba en un pli amer, entrainant la
moustache qui sembla s’affaisser.
- Peintre ? Ah !
Sylvie d’un mouvement de tête balaya la pièce, s’arrêtant sur les peintures qu’elle avait souvent eu
l’occasion d’admirer sans se poser de questions. Elle s’attarda pour la première fois sur la signature.
Albert Rousseau disait-elle, c’était bien lui.
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