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bonheur  ?  Pourtant, de la chance, ils en avaient grand  besoin : l’entreprise venait
               d’être rachetée par un fonds de pension américain et les rumeurs quand à leur avenir

               professionnel n’avaient rien de rassurant. Elle était la plus inquiète. Etant la  plus
               âgée, elle ne se faisait guère d’illusions. Pour les repreneurs, elle n’incarnait ni la

               performance, ni l’avenir.

                      Vers onze heures, la porte  du  bureau  de la nouvelle  directrice s’ouvrit
               violemment : « Vous, là, dans mon bureau ! » Elle s’exécuta immédiatement, prête à

               s’entendre annoncer son licenciement.
                      - Bon, vous comprenez que ce n’est plus possible.

                      - Je...

                      - Non, non, je ne veux rien entendre. C’est inadmissible ! Cela ne va pas en
               rester là, croyez-moi !

                      - Mais…
                      - J’en ai assez entendu.

               La directrice ôta son oreillette et se laissa tomber dans son fauteuil. Elle poussa un

               long soupir, puis sursauta en apercevant son employée.
                      - Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

                      - C’est à dire que… C’est vous qui m’avez...
                      -  Ah oui, vous  pourriez préparer un topo sur le dossier  Karmet  pour la

               prochaine réunion mensuelle ?
               Soulagée  mais flageolante, elle rejoignit son bureau, revêtit son  manteau  et sortit

               déjeuner.


                      On était vendredi, et le vendredi elle déjeunait toujours d’un sandwich thon-

               mayonnaise. C’était comme ça. La mésaventure au bureau lui avait coupé l’appétit,
               mais elle n’allait pas déroger à cette règle. Elle ne dérogeait jamais à aucune règle.

               Elle s’assit sur son banc attitré dans le jardin public. Le sandwich l’encombrait. Elle

               ne savait qu’en faire, vu qu’à l’évidence elle n’allait pas le manger. Elle ne savait pas
               davantage quoi faire sur ce banc, vu qu’habituellement elle s’y installait pour manger,

               justement. Elle prêta donc plus attention qu’à l’accoutumée à son environnement. La
               grisaille matinale avait laissé place à un franc ciel bleu. Les arbres bourgeonnaient,

               les enfants jouaient, les pigeons boiteux roucoulaient.




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