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respecter que la vie pouvait devenir impossible !! Les échelles, les chats noirs, les miroirs, les
               fers à cheval et les parapluies, facile. Ne jamais trinquer sans regarder l’autre dans les yeux,

               pas de problème (plutôt sympa d’ailleurs quand il s’agissait de trinquer avec Sylvain…).
               Traquer les éventuelles araignées de l’appartement, bien sûr. Même si c’était renoncer à celles

               du soir qui pourraient donner de l’espoir, mais trop à risque d’en trouver le matin, source de

               chagrin ou à midi source de soucis. Ne pas changer ses draps un vendredi c’était devenu une
               habitude. Tracer une croix à l’envers sur le pain, oui, mais discrètement car ça sentait un peu

               trop la superstition campagnarde. Bon, tout çà c’était gérable au quotidien, et puis elle avait
               fixé la limite aux croyances nationales, parce que s’il fallait s’embarrasser de ce que croient

               les Anglais, les Indiens ou les Croates il devenait impossible de prendre un rendez-vous sans
               risque chez le coiffeur, de réserver un vol last minut ou d’inviter des copains au pied levé…

               Sa discrète voisine s’appelait Yoko, une Japonaise qui jouait du violoncelle dans un orchestre

               de chambre. Elles avaient développé une relation limitée aux discussions de palier, mais la
               tranquille assurance de la jeune femme l’apaisait. Yoko l’aimait bien sa petite voisine, et se

               désolait de la voir engluée dans son addiction aux rituels. Elle ne la jugeait pas. Elle lui avoua

               même qu’elle avait été aussi sous influence et qu’il lui avait fallu du temps pour se libérer.
               Elle lui avait raconté que dans son pays les superstitions tenaient une place importante dans la

               vie quotidienne. Mais quand elle avait découvert que dans la tradition des Sumo faire pleurer
               un nourrisson portait bonheur elle avait décidé de ne plus prêter attention à toutes ces

               stupidités. Même son rituel avant chaque concert lui avait soudain paru incongru. De façon
               immuable depuis l’enfance elle murmurait une petite prière en fixant son instrument, puis

               caressait doucement trois fois de haut en bas chacune de ses quatre cordes. Tu sais, lui avait

               dit Yoko, le jour où j’ai décidé de monter sur scène sans cette incantation j’ai eu l’impression
               de devenir adulte et de mieux maitriser ma vie. Elles avaient eu une discussion « vendredi

               13 ». Au Japon le chiffre 13 avait peu d’intérêt, supplanté par le 8, symbole de prospérité et
               c’est plutôt le chiffre 4 qui était mal vu. Tu vois que tout cela est stupide, lui avait dit Yoko,

               c’est juste que tu cherches dans la superstition une explication qui te rassure. Elle était sortie
               ragaillardie de cette discussion, sûre de pouvoir balayer d’un revers de main toutes ces

               balivernes. C’était en 2015…Le vendredi 13 novembre l’attentat du Bataclan faisait la une de

               l’actualité… elle avait replongé.
               Pour ce matin en tous cas c’était foutu pour la concentration. Allez ! Je sors jusqu’au tabac du

               coin. Il pleut toujours…Une capuche, pas de parapluie, çà complique tout. Je vais jouer le

               total de mes gains des vendredis 13 des dix dernières années, soit 6,30 euros.  Pas de risque
               inutile. Lors de leur dernier bavardage Yoko lui avait dit, si tu crois à ces sornettes, crois au

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