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Tout en parlant, il pétrissait, surveillait sur le fourneau un mélange doré qui ressemblait à une
compote de pommes, et jetait un œil sur le coucou bancal accroché au mur et qui n’allait pas
tarder à s’exprimer. Elle ôta son manteau et le posa sur une chaise éloignée de la table, les
autres ayant bénéficié de généreuses projections de farine.
Elle pensa que cela sentait bon dans cette cuisine et que les dernières heures qu’elle venait de
passer lui avaient fait oublier la douceur d’un foyer. Le temps tout à coup s’était arrêté. En
entrant dans cet appartement, elle avait laissé toutes les préoccupations d’une nuit difficile à
courir d’un patient à un autre, calmant certaines souffrances, apaisant certains maux, mais
hélas pas tous. Au cinquième étage, elle savait déjà ce qui l’attendait, Madame Lefranc avait
fait une nouvelle chute, plus aucun traitement n’avait d’effet sur elle. Retarder son arrivée
équivalait à repousser l’annonce d’un diagnostic qui serait douloureux à entendre pour sa
patiente. Elle s’octroya quelques instants imprévus dans ce contexte insolite.
Il leva la tête vers l’horloge : l’oiseau venait de sortir et exprimait neuf « coucous »
tonitruants. Les mains toujours couvertes de farine, l’homme la regarda d’un air interrogatif :
— Qu’est-ce-que vous attendez ? Prenez la tourtière, là, derrière vous et aidez-moi à terminer
cette tarte. Pendant qu’elle cuira, nous ferons le tour du propriétaire. Vous me direz ce que
vous en pensez, ça va vous plaire ! allez, je mets la pâte, vous versez la compote, là, sur le
feu, elle est prête.
Malgré sa stature il évoluait dans sa cuisine exigüe avec une sorte de grâce. Elle était là
depuis au moins dix minutes et n’avait toujours rien dit. Il ne semblait pas s’en être aperçu.
Comme cela lui avait été demandé, elle versa le contenu de la casserole dans la tourtière. La
compote onctueuse se répandit sur le fond de tarte, dégageant dans l’atmosphère une
délicieuse odeur de fruit caramélisé et de vanille de Madagascar. Elle n’avait rien avalé depuis
des heures et la préparation la fit saliver. L’instant fut bref car immédiatement après il attrapa
la tarte et la glissa dans le four.
— Nous avons trente minutes, venez.
Ils quittèrent la cuisine qui avait des airs de Bérézina, traversèrent le couloir et entrèrent dans
une salle à manger assez grande contrastant totalement avec ce qu’elle avait pu apercevoir
jusqu’à présent : au centre de la pièce méticuleusement rangée et astiquée était dressée une
table pour quatre personnes. Sur une nappe immaculée étaient disposées quatre assiettes plates
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