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N° 24                         Temps troublés

               Elle attendait sur le quai. Elle repensait aux derniers jours passés avec celles qu’elle
               avait considérées comme ses amies. Un malaise persistait en elle.

               Ses pensées furent interrompues par l’arrivée du train.

               La porte s’ouvrit, elle mit un pied sur la première marche, leva la tête et s’arrêta
               brusquement.
               Elle savait que plus rien ne serait comme avant, qu’elle ne reverrait sans doute
               jamais tous ceux qui avaient bercé son enfance et son adolescence, ceux qu’elle
               avait cru être son ancrage. Elle n’avait aucune idée de la vie qu’elle allait devoir
               inventer dès qu’elle aurait quitté sa Bretagne tant aimée. Cependant, ni son époque,
               ni son milieu social ne lui laissaient le choix, elle devait partir !

               Angèle de Kerneval, puisque c’est ainsi qu’elle se nommait, se fraya d’un pas plus
               assuré un chemin vers une banquette libre et s’installa pour ce long voyage à
               destination de Paris. Elle laissait ses pensées errer, repensait à la scène qui avait eu
               lieu au manoir deux jours auparavant lorsqu’elle avait annoncé sa grossesse
               illégitime à ses parents.

               -Ma doué, ma doué ! hoquetait sans fin sa mère, se signant et levant les yeux vers le
               ciel.

               -Quelle honte ! avait lâché son père avec un regard de mépris qu’elle ne lui avait
               jamais vu auparavant. Notre fille est une traînée, une « sans honneur ». Tu salis
               notre nom ! Personne ne doit savoir…
               Le pire avait été louis-Gontran, son cousin germain, que toute la famille espérait la
               voir épouser bien qu’elle n’ait jamais donné son accord :

               -Une pute ! Une sale pute ! Tu me dégoûtes ! avait-il sifflé avec tant de haine qu’elle
               en avait eu peur. Nous sommes aristocrates et catholiques. Jamais notre famille
               n’est tombée si bas. Un « indigène », un noir ! Un instant elle avait aperçu une lueur
               de haine dans son regard.

               « Il va me frapper ! » Cette pensée l’avait effleurée mais il lui avait craché au visage
               et s’était détourné. Ses amies, informées de sa « déchéance » lui avaient bien fait
               comprendre que leurs adieux à la gare sonneraient le glas de leurs relations

               La soirée avait été longue et pénible. Ils avaient décidé de l’envoyer en Alsace chez
               une de ses tantes jusqu’à l’accouchement : le bébé serait ensuite laissé au couvent
               le plus proche qui se chargerait de le faire adopter. Angèle n’avait bien évidemment
               pas été consultée.

               Voilà pourquoi elle se trouvait dans ce train : direction l’Alsace chez sa tante
               Bernadette, revêche et bigote. Mais elle avait pris sa décision : pas de
               correspondance pour l’Alsace, elle s’arrêterait à Paris, retrouverait Barthélémy, son
               amour, le père de son enfant à venir. Elle le savait de retour depuis peu dans la
               capitale, après une tournée réussie en tant que clarinettiste dans un orchestre de
               Jazz caribéen.
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