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sagement en faisant mine de lire un des romans de la petite bibliothèque. Elle se leva à son
               arrivée, et attendit ses directives en silence, en bon petit soldat.


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                   Yann n’avait pas hésité à accepter ce tournage. Un film d’auteur, à petit budget, au cachet
               ridicule. Son agent avait pourtant tenté de le dissuader car une offre beaucoup plus alléchante

               concurrençait alors la proposition de Borzilov. Une comédie douce-amère formatée, écrite par
               trois scénaristes et un logiciel. Un succès planifié. Un doigt de romantisme, quelques scènes

               érotiques, des quiproquos à la pelle, un suspense à rebondissements, et l’inévitable happy end
               porté par des violons langoureux tandis que la caméra se redresse vers un ciel sans nuages....

               La grosse cavalerie habituelle.

                   Mais voilà, il avait été pris d’une lassitude soudaine à l’idée  de tourner à nouveau la même
               histoire. Quinze ans  que ça durait.  C’était  arrivé d’un  coup,  une  étrange  sensation, très

               physique, proche de l’état nauséeux qui suit les excès de table. Et ça s’était installé. Le jour, la

               nuit, un dégoût de l’âme, une perte d’appétence pour la vie. Et tout aussi soudainement, il
               avait ressenti un grand besoin de solitude.


                   Ce matin, son nouvel assistant s’était présenté en retard. Il avait exigé un homme, et voilà

               qu’on lui avait attribué une femme prétendument infirmière. Il avait fait son cinéma comme à
               l’accoutumée : la star en représentation, avec ses exigences, ses propos acerbes. Sa mauvaise

               humeur en la découvrant n’était pas feinte, mais elle s’était rapidement dissipée. Après tout,

               qu’importait le sexe de ses collaborateurs… Il avait exigé un homme comme il aurait exigé
               une marque particulière de thé ou de whisky. Il composerait avec cette Alice comme il l’avait

               fait avec tous les autres. Question d’accoutumance. Larrieux avait dit juste.


                   ⸺   Il est midi, mon chou. Dans un quart  d’heure, nous rejoindrons l’équipe pour le
               déjeuner, tu me reconduiras  à mon appartement  après  le repas.  En  attendant, buvons un

               whisky. En ce qui me concerne, j’en ai grand besoin. Borzilov est d’une exigence…

                   Il désigna d’un geste la bouteille et les verres. Elle lui servit une large rasade.
                   ⸺  Tu ne te sers pas ? Tu n’aimes pas le whisky ? s’étonna-t-il.

                   ⸺  Si, j’aime  ça, mais je dois vous reconduire, se justifia Alice.

                   ⸺  Tu es la sagesse même, mon chou.
                   ⸺  Monsieur, j’ai cru comprendre que cet après-midi vous ne jouez pas.

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