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Un pull kaki sans âge, un short élimé aux couleurs passées, des charentaises qui boulochaient.
Il paraissait propre mais dégageait des effluves de renfermé. Cet homme sans teint semblait, à
l’instar de son environnement, rogné par le vide. Rien ne traînait dans la chambre. Outre le lit
d’une personne en bois foncé, il y avait une vieille commode rafistolée avec du scotch et une
table usée et gondolante, sur laquelle, dans des casiers « Mots croisés », « Nature »,
« Civilisation », étaient empilées des pages de magazines démodés.
En déposant sa valise sur la table, elle bouscula une pile de range-documents, tous datés et
numérotés. Des feuilles s’échappaient du « Compte-rendu d'avril », des notes manuscrites
signalant les allées et venues du rez-de-chaussée, des éclats de rire au sixième, un coup de
foreuse au premier. Une photocopie alertait de la disparition d’un chat au deuxième.
Elle ôta sa veste, dévoilant sa blouse d'infirmière. Entre ses patients, elle ne prenait plus la
peine de se changer. Ça lui faisait gagner du temps, et pas seulement sur l’habillage. Dans les
files de certains magasins, on lui cédait le passage. Elle ne disait pas non.
- Vous pouvez la déposer sur le portemanteau.
Elle n'avait pas remarqué au mur la patère bringuebalante qui ne portait pourtant rien d’autre
que l’inscription « portemanteau ».
- Vous permettez que j'aille me laver les mains ?
- Oui, euh… La cuisine est sur votre gauche.
Elle domina son envie de quitter ces lieux visiblement désertés. En fait d’être rangée, la
cuisine était dépouillée. Des intérieurs mal agencés, elle en voyait des tas. Mais là… Il n'y
avait rien. Que cette odeur de moisi et d'abandon. Comme si on s'apprêtait à vendre.
Et ces étiquettes, partout. Elle se lava les mains avec le « savon mains » et laissa le mince filet
d'eau couler dans l’évier terni par le calcaire, ignorant provisoirement le « Veuillez ne pas
faire couler l'eau inutilement ». Sur le plan de travail élimé, un grille-pain noirci étiqueté
« toaster » côtoyait une machine à café « percolateur ». Ce n'était pas des post-it, c'était de
vraies étiquettes rédigées à la main et collées avec soin. Du café noir tacheté de mousse verte
sommeillait au fond de la cruche. À côté de la poubelle, un seau était plein de petits os.
Du bout des doigts, elle ouvrit une armoire grinçante. Un étage rempli de boîtes titrait « thon-
sardine-foie de morue » et un autre plein de cannettes, « bières ». Elle ouvrit une seconde
armoire. « Céréales » et « chocolat » et sur la boîte de cacao en poudre, « Nesquik ». Elle
coupa le robinet et retourna à la chambre, résignée.
Entre-temps, l'homme semblait avoir encore vieilli.
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