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La jeune femme se retourna et vit la porte se refermer tout doucement.
L’ampleur de la souffrance qu’elle venait de recevoir de plein fouet la clouait sur
place. Mais guérir ce genre de douleur-là, ça, elle ne savait pas, elle ne pouvait rien.
Bien sûr, par curiosité, elle aurait bien voulu savoir qui était attendu si intensément,
un amour perdu, un enfant enfui ou abandonné, quelqu’un dont on attend le
pardon… ? Mais tout ça c’était trop pour elle. « Attendre comme ça…c’est insensé !
C’est pas une vie ! C’est si triste !» se dit-elle. « Il y a trop de malheur derrière cette
porte, ça fait froid dans le dos. » Elle poussa un long soupir à la fois d’impuissance
face à toute cette douleur qu’elle ne pouvait soulager, elle, la soignante, et de
soulagement de n’avoir pas à le faire. Ce ne fut qu’après un long moment qu’elle put
repousser d’un haussement d’épaules le trouble mêlé de frayeur qui l’avait envahie,
se remettre en route et monter d’un pas résolu vers le cinquième étage.
De l’autre côté de la porte, la dame du 4 ème gauche, avait eu bien du mal à
rejoindre son grand fauteuil, son préféré, celui qui lui servait de refuge. A bout de
force, elle s’y était effondrée, les épaules tombantes, la tête rejetée en arrière, si pâle
et si parfaitement immobile, telle qu’on la trouvera sans doute un jour quand la mort
l’aura vaincue. Mais ce jour-là elle était bien vivante. Epuisée, vibrante d’émotions,
elle laissait le temps à la vague qui l’avait submergée de refluer, et à son cœur, le
temps de se remettre de l’espoir insensé qui l’avait rendu fou. Ça c’était facile, il
suffisait de laisser faire. Le plus douloureux serait de surmonter la terrible déception,
celle qui lui trouait l’âme et sapait ses forces, « pas celle que j’attends… », et de faire
taire la voix dans sa tête qui ne cessait de la mettre en garde, de la pousser à lâcher
prise :
« Non mais regarde-toi, regarde dans quel état tu te mets… tu es à ramasser
à la petite cuillère. Tu trembles, tu vas encore faire une crise, et ton cœur tu y
penses ? On se demande comment il a pu tenir jusqu’à maintenant, il n’en peut plus,
un de ces jours il va te lâcher. Continuer d’espérer contre tout espoir quelque chose
qui n’arrivera pas, et avec tant d’acharnement, c’est de la folie, pure et simple !... Si
au moins tu résistais à la tentation d’ouvrir ta porte dès que quelqu’un arrive sur ton
palier. Ils vont finir par croire que tu as perdu la boule et te faire enfermer chez les
fous… »