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mentalement, tant de peine et d’exigence. Parfois, elle se dit que ce sera sa dernière représentation,

            qu’elle  va  mourir  sur  cette  scène,  dans  cette  lumière  aveuglante,  véritable  rempart  entre  elle  et


            l’audience tentaculaire prête à la dévorer, mais une fois le rideau levé, elle s’abandonne corps et âme


            et son alter ego flamboyant s’anime à son tour, gracieux et élégant, comme animé par le divin.

            Bien sûr, cette extase a un prix. Celui de l’abnégation. Quand les jeunes gens de son âge vivent chaque

            jour de nouvelles expériences toutes plus excitantes les unes que les autres, elle, répète inlassablement


            les  mêmes  rituels,  les  mêmes  gestes,  jusqu’à  l’épuisement  et  après  un  repos  mérité  et  souvent

            insuffisant, elle recommence. Qu’à cela ne tienne, elle n’a cure des turpitudes de ses semblables et


            préfère mille fois cette vie d’ascète. Elle y trouve un sens et s’y accroche à la manière de Pierrot à

            son croissant de lune, d’Apollon à son soleil.


            Il y a cependant un sacrifice qui lui coûte: celui de l’amour.

            Si elle fait l’objet d’un désir tantôt grivois tantôt désespéré, aucun des prétendants n’aura su trouvé

            grâce à ses yeux et toucher son coeur. Elle est comme prisonnière de son propre corps et son sauveur


            peine à venir la délivrer de cette longue hibernation. Dans ces moments-là, elle repense à cette phrase

            qu’elle tenait d’un de ses oncles qu’elle jugeait différent des autres et avec lequel elle appréciait passer


            du temps: «Tu sais, Luce, parfois, on pense qu’on est enfermé quelque part, mais en réalité, c’est

            notre coeur qui est fermé à double tour.»


            Elle se rappelle de cette journée d’avril, douce et ensoleillée, où la vie foisonnait de nouveau après

            un hiver des plus rudes. C’était le jour de ce rituel un peu désuet auquel il fallait s’adonner chaque


            année, sans rechigner, avec ses cousins et cousines venues des quatre coins de France et de Navarre

            spécialement pour l’occasion: la quête des œufs de Pâques. Si, jusqu’à ce jour-là, elle s’était pliée à


            l’exercice sans trop sourciller, elle décida qu’il en était assez et refusa catégoriquement de s’y livrer.

            De concert, tous les autres enfants se moquèrent d’elle avec la bassesse due à leur jeune âge, puis

            s’enhardirent  à  l’idée  que  cela  puisse  leur  laisser  une  potentielle  part  supplémentaire  du  butin
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