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N° 60 Les revenants
Elle quitta la chambre à reculons. Dans l’entrée, elle retira sa blouse, ses sur-chaussures,
passa ses mains au gel, gestes mécaniques à force de répétition. Et dans sa tête, ces mots qui
tournaient en boucle : Mon père… je n’ai pas de père, je n’en ai jamais eu…
Elle aurait voulu ne rien dire, n’en pas parler, oublier, mais c’était plus fort qu’elle. Après
une nouvelle nuit sans sommeil, elle demanda à voir le neurologue qu’elle connaissait et qui
ne manquait pas de lui faire de l’œil quand il la croisait dans les couloirs. Lequel neurologue
caressa sa barbe qu’il portait fort longue, avant de lâcher, l’air bien embêté :
- Alors comme ça, vous aussi…
- Comment ça : moi aussi ?
- Vous avez retrouvé votre père.
- Mais ce n’est pas mon père, je n’en ai jamais eu ! C’est une hallucination, docteur ! Une
hallucination ! La fatigue, ou quelque chose comme ça, enfin quoi, vous savez bien, on
bosse comme des fous tous autant qu’on est depuis plus d’un an…
- Oui, oui, mais…
- Mais quoi ?
- Vous n’êtes pas la première.
- Pas la première… pas la première de quoi ?
- Vous n’êtes pas la première qui avez retrouvé un père absent depuis toujours.
- Au quatrième étage d’un immeuble où je vais voir un patient qui vit au cinquième. Vous
vous fichez de moi, docteur, c’est ça ?
- Je sais bien, ça a l’air impossible, mais je vous dis que vous n’êtes pas la première à qui
cette chose-là arrive. Vous êtes la cent vingt-troisième exactement.
- La cent vingt-troisième infirmière qui rencontre son père inconnu en se trompant
d’étage ?
- Pas que des infirmières. Des étudiantes qui donnent des cours particuliers. Des profs de
piano qui se rendent chez leur élève, des auxiliaires de vie, des femmes de ménage aussi.
Mais toujours avec cette même erreur : le quatrième étage au lieu du cinquième. Ça, c’est
une constante.
- Jamais rien entendu de tel. Vous pensez-bien que si la chose était avérée, les journalistes
en auraient fait leurs choux gras !
- On a préféré tenir la chose secrète. Vous imaginez, tous ces pères, obligés de reconnaître
leur progéniture, parfois vingt, quarante, soixante ans plus tard ? Et toutes ces filles
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